Comment résonner ailleurs ?

2014-08-16 18.05.58

« Le geste premier, pour nous défaire, autant que nous guérir, de cette dévastation, est de remettre les pieds sur Terre. Il faut prendre les problèmes par un autre bout, à même le réel. La théorie critique s’est trop longtemps obstinée à voir les processus capitalistes comme l’aliénation des seuls « sujets », comme si le monde n’existait pas. Pourtant, c’est bien dans le monde, dans sa chair même, que l’extraction et l’accumulation, sans cesse renouvelées, auront été chercher les matières et l’énergie indispensables au capitalisme. Et c’est bien de leurs terres qu’ont été expulsés les peuples. Que ce soit les premiers « travailleurs » de l’époque moderne ou les « sauvages » qui ont été colonisés. Mais ce que ce processus d’accumulation a produit massivement, comme dans les profondeurs des êtres, c’est l’expulsion hors de leur rapport au monde. Voilà la véritable aliénation. Et elle s’est tellement propagée que nous sommes tous devenus, en quelque sorte, des expropriés. Et plus nous nous affairons à nos « subjectivités exacerbées », plus le monde, lui, semble ne plus nous atteindre. Seul, notre petit moi nous apparaît digne d’être sauvé, dans la catastrophe générale. Comme le disait admirablement Hannah Arendt, « ce n’est pas l’aliénation du moi, comme le croyait Marx, qui caractérise l’époque moderne, c’est l’aliénation par rapport au monde ».

Voilà la question sensible qui doit se poser pour qui le monde importe. C’est celle de nos attachements, de ce que nous avons à défendre. Nous avons pris ici la forêt comme point de départ parce que c’est cela que nous vivons personnellement, mais chacun, chaque groupe doit partir de sa situation singulière. Ce n’est que depuis ces situations singulières que les relations peuvent se vivre de façon commune. Et non depuis une position politique, préétablie depuis toujours. Le temps est venu de ne plus répondre à la guerre en cours par la constitution d’une légitimité universelle mais par un autre plan de perception. Comment habiter un monde ? Comment en prendre soin ? Comment être attachés à des espaces tout en se propageant plus loin ? Comment résonner ailleurs ? Ce sont des questions aussi urgentes que fondamentales.

Contre une forme de prédation totale du monde au nom du maintien d’un néant existentiel, contre ce vide, que sommes-nous prêts à faire pour ce à quoi nous tenons ? Voilà la réponse digne d’un dirigeant achuar au capitaine de police lui annonçant avoir reçu l’ordre d’ouvrir le feu, lors du blocage des installations d’une entreprise pétrolière argentine Pluspetrol : « Si vous ouvrez le feu sur nous, nous n’allons pas vous regarder tuer notre famille les bras croisés. Donc ici, nous nous entretuerons. Et je vous dis ceci, à vous : je défends la vie de ma famille, la santé de mes gens, notre Terre-Mère, mais vous, quelle sera votre raison de mourir ? »

Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Zones, 2017.

L’ouvrage est disponible à la lecture ici.

 

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